III
Chân tenait la petite fille encore tremblante par la main. Il sentait la peur qui la dévorait à chaque hurlement.
Il ouvrit patiemment son esprit d’enfant têtue comme le matin paisible sait ouvrir les fleurs.
« Les esprits-loups… » : elle les craignait encore… Il sentit le plat de la main de la fillette, telle une pierre lisse du ruisseau, se réchauffer à l’intérieur de sa main sèche.
Alors les hurlements se turent. L’esprit de la petite paysanne se défroissa dans sa mare d’eau dormante.
Puis les pétales se froissèrent à nouveau en des milliers de plis. Il y avait autre chose…
Toujours ce rêve aux yeux fous…
Une caverne. Non, une citerne. Comme l’intérieur d’une jarre… toute craquelée de l’intérieur. Une lumière qui vous aveuglait, jaune et blanche. Des dizaine de paysans tournaient dans leur caverne d’argile immense. Leurs yeux tourbillonnaient. Ils accusaient et leurs bouches geignaient de terreur.
La main sèche de Chân se resserra sur les cinq petits doigts tièdes.
Les gens disparurent. Xi-Jîn resta seule avec Chân. Le réseau de craquelures des parois se fendilla jusqu’à se fondre dans la voûte des arbres ; l’intérieur de la citerne se perdit dans les milliards de gouttelettes de brouillard.
IV
Maintenant, la main de Chân lui paraissait être celle d’un mort. Xi-Jîn se sentait entraînée avec lui vers la brume aux fantômes menaçants. Comme les pointes du grand manteau de Chân touchaient le sol, elle pensa : « Il peut me laisser son vêtement sans souffrir du froid… et puisqu’il sait sans cesse ce que je pense… »
Elle sentit aussitôt le manteau lui recouvrir les épaules…
On disait Chân héritier du pouvoir de son père et son oncle qui s’étaient opposés adolescents – un seul pour détenir ce pouvoir… sorts et contre-sorts ; l’un avait préféré quitter ce monde ; ainsi avait pu naître leur pacte… Chân avait reçu ce fardeau, ne connaissant que ce monde de l’ombre, ce musellement patient des esprits animaux… l’oncle avait suivi le père en ces lieux que nul ne peut entrevoir de son vivant…
Il ne craint aucun esprit… donne des ordres à certains… peut-être même à tous !
On le racontait et elle aimait le croire.
Elle était toujours rassurée par son silence.
Etait-il vraiment là en ce moment ?
Chân ?
Il l’avait réchauffée et la protégerait encore… Mais les voici arrivés à la fontaine des brumes. Elle délia rapidement sa cordelette ; libéra son fardeau d’argile et de glace… Chân toujours silencieux, main autour de la sienne…
« Entre dans la jarre ! »
C’était dans sa tête ; Chân venait de parler.
Elle avait envie de pleurer, de lui dire : « C’est trop petit ! » Elle dit :
– Je n’y arriverai jamais…
« Sous le bassin, sous la roche, tu trouveras une pierre noire… Prends-la ! C’est la plus proche de la terre… »
Comme chaque fois, elle devait lui obéir ; cette fois-ci s’accroupir devant lui ; elle sent son lourd manteau se plier sur elle, faire tomber les gouttes d’eau aux grandes herbes autour d’elle… Ses doigts malhabiles trouvent la pierre noire cachée à l’endroit dit. La pierre a cette drôle de chaleur à l’intérieur… et du sable luisant est venu sur sa manche quand sa main s’est glissée dans la cachette.
Le contact de la petite chose est désagréable à ses doigts ; elle pique un peu comme un insecte venimeux.
« Tu sens ? ... ça n’est rien du tout ! Juste que la pierre est vivante… Tu sens sa chaleur ? Elle s’habitue à toi… »
Puis sa propre pensée :
Si je pouvais la lâcher…
Mais elle ne peut la lâcher : la petite pierre prisonnière de ses doigts la tient vraiment prisonnière.
« Si tu ouvres la main, elle te laissera faire – elle craint seulement de tomber dans l’herbe ! Et sais-tu qui elle est... ? Une petite fille qui tremble… Toi ! Ouvre la main pour qu’elle te regarde ! »
Elle put ouvrir les doigts pour regarder la pierre. Deux fentes minuscules tout près du sommet ; puis le cou très court, un corps menu et arrondi : la forme d’un enfant – une fillette de très petite taille.
« Tes yeux sont ouverts, pas encore les siens… Tu dois la placer au fond de la jarre… puis entrer après elle… Fais-le ! »
Mais elle hésite. Elle n’ose plus regarder les yeux de Chân.
« Il ne t’arrivera rien. Ni même à elle ! Imagine que c’est ta poupée : tu lui offres ta maison… Vous habiterez ensemble cette maison-là… »
Elle la dépose au fond obscur de la jarre – caverne longue couchée dans les hautes herbes… La pierre ne remue pas…
Elle sent ses doigts s’agiter pour s’en défaire : comme d’un insecte fragile, cette peur de briser ses huit pattes translucides…
« Tu sens comme votre maison est lourde depuis qu’elle est à l’intérieur ? Soulève-la et laisse-la flotter sur l’eau du bassin… »
Elle s’efforce, mais la jarre est devenue si lourde…
– Aide-moi, Chân !
« Trop dangereux ! Tu dois être seule… Tu vois, tu y es arrivée… Elle reste au-dessus de l’eau… avec elle à l’intérieur… elle ne s’enfonce pas… Laisse-la aller… elle est sauve… Maintenant, retourne-toi… Accroupis-toi dans mon manteau… Tourne le dos au bassin… Ne regarde plus jamais derrière toi… et ferme les yeux très fort ! »
Il n’y eut rien d’autre qu’un peu de rouge sous ses paupières baissées puis le rouge se fendilla de partout sur les bords.
V
Elle s’éveilla dans un endroit sombre… un disque de ciel mauve au-dessus d’elle. Prisonnière de ce lieu maléfique... La jarre était immense.
Je suis devenue si petite ?
Elle chercha les étoiles, là-haut : plus aucune, désormais ! Elle se souvint du brouillard mauve qui masquait le jour… Ni jour, ni nuit ici… Le monde de Chân…
« L’esprit crapaud va venir près de toi… N’aies pas peur de lui ! Il ne te touchera pas… la seule Loi est de le regarder… »
Elle a peur d’être devenue cette pierre ; peur que sa peau ne soit noire, déjà… ; son regard tombe sur son nez familier, ses cheveux sombres effilés, son thorax enfantin, ses jambes repliées sous elle ; ce corps est bien le sien mais…
Où est passé le manteau de Chân ?
« Xi-Jîn ! N’aies pas peur ! »
Sa voix tellement plus forte ; elle voit l’énorme visage du jeune garçon prendre la place du ciel sombre ; disparaître comme il est venu. Le calme revient. Rien n’a changé…
La caverne d’argile s’ouvre là-haut sur son cercle de nuit…
Mais elle l’entend coasser… L’Autre… Quelque chose qui pèse là-haut – qui fait basculer la maison…
Xi-Jîn se heurte aux parois humides, ses genoux, ses coudes cognent… Elle a posé ses mains sur sa tête.
La maison vacille encore un peu ; s’immobilise. Quelque chose est bien là...
Quelqu'un.
Elle s’est reculée pour ne pas le toucher. De là-haut, il vient de bondir et tomber au fond de la jarre… Plus lourd et tellement plus grand qu’elle !
Elle le regarde : l’esprit crapaud est un crapaud ordinaire qui coasse, étonné seulement de se trouver en ce lieu clos avec une poupée humaine, moitié de sa grandeur – la poupée ne bouge pas, recroquevillée contre la paroi.
Est-ce qu’il sait, lui aussi, mes pensées ?
« Il ne lit pas tes pensées ; il voit pour toi… il voit autour de toi… il sera tes yeux… Accepte ! »
Elle ne comprend pas, mais que ce rêve ce termine ! Lui et elle pèsent si lourd sur le fond de leur embarcation d’argile…
Elle voit, elle sent sous elle la citerne se balancer drôlement ; l’eau se met à ruisseler de là-haut ; tomber en cataracte à l’intérieur…
« Xi-Jîn ! Maintenant… Sors ! »
Impossible. Glacée… Ma bouche… Fermer…
*
Elle se retrouva accroupie et grelottant dans l’ombre de Chân. Le poids de ses longues mains osseuses sur ses épaules. La laine du manteau toujours posé sur elle, trempée de rosée…
Elle se releva et vit la jarre finissant de sombrer dans l’eau du bassin ; elle retroussa ses manches, plongea ses mains et ses bras dans l’eau à la recherche de la maison engloutie… La retirant, elle y chercha le crapaud, la pierre noire.
A l’intérieur, rien d’autre que l’eau noire.
Elle eut envie de pleurer.
Chân lui prit doucement la jarre des mains ; précéda la petite fille dans ce chemin de silence qui la ramènerait aux siens.
( ... à suivre... )
*
Texte & photographies :
DOURVAC'H
Crépuscule à Viviès, Ariège, 21 mai 2010
( PanGea est aussi une longue histoire à paraître pour Vous
en livre artisanal - courant décembre 2010... )
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... et les Adieux de notre petite
Sarah
... un peu plus bas...
en notre article aux
Sept amies + Un ami de porcelaine...
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dessin :
DOURVAC'H
Sarah ou Petite fille aux bras croisés
(détail - crayons de couleurs Polychromos sur papier C à grain, 2007-2010)